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04/12/2009
Au-delà de l'effondrement, 13 : La Terre demeure de George R. Stewart

Photographie de Jack Delano, Sawmill at the Greensboro Lumber Co., Greensboro 2, 1941.

«Peut-être étaient-ils trop nombreux, les êtres humain, les vieux systèmes de pensées, les livres. Peut-être les ornières de la pensée étaient-elles devenues trop profondes et les restes du passé étaient-ils trop encombrants, comme des tas d'ordures ou de vieux vêtements. Pourquoi le philosophe ne se réjouirait-il pas de voir tout effacé d'un coup d'éponge ? Alors les hommes repartiraient de zéro et joueraient le jeu avec de nouvelles règles. Qui sait si le gain ne serait pas plus grand que la perte ?»
George R. Stewart, La Terre demeure [1949] (traduit de l'américain par Jeanne Fournier-Pargoire, éditions Robert Laffont, coll. Ailleurs & demain Classiques, 1980), p. 264.

L'histoire en est toute simple : une pandémie, d'origine inconnue, décime la majeure partie de la population nord-américaine (et sans doute celle de toute la planète). Ish (diminutif d'Isherwood*) a survécu, ainsi qu'une poignée d'autres femmes et hommes, au mal mystérieux, alors qu'il se trouvait seul dans les montagnes. Le roman relate sa découverte d'une Amérique où les animaux sont redevenus sauvages et les survivants se terrent ou errent sans but, le regard plein des horreurs qu'ils ont connues. Des parties lyriques constituant des espèces de didascalies entrecoupent la description des aventures d'Ish : elles évoquent, dans une langue imitant le style biblique, le sort des êtres et des choses qui composent un monde. Que deviendront les voitures ? L'électricité ? Les glorieux ponts que le génie des hommes a bâtis au-dessus des gouffres ? Les conduites des égouts ? Les chats, les chiens, les chevaux, les vaches, les poules et même les rats ? Stewart, qui a fait de son personnage un scientifique, se délecte visiblement à étayer des scénarios sur la pérennité de telle ou telle espèce animale, domestiquée par l'homme ou sauvage.
Ish, une fois qu'il rencontrera une femme d'ascendance africaine, fondera une famille et, d'autres survivants s'agrégeant à leur couple, une petite communauté qu'ils appelleront la Tribu, gagnée bien vite par l'apathie et la sombre menace consistant à vivre en profitant de tous les produits et objets que la civilisation leur a légués, plutôt qu'à tenter de survivre en recréant un début de société.

Ish le sait parfaitement : ses amis, sa femme, ses enfants, les enfants de ses amis, tous à l'exception de son dernier-né de neuf années, Joey, sont des gens simples, incultes, aimant le moindre effort et les jeux plutôt que l'apprentissage de la connaissance : Sa Tribu, accrochée au flanc de la colline, était lourde, terne, dépourvue de génie créateur, mais elle avait conservé le respect des convenances (p. 204), se dit ainsi Ish alors qu'il lui tarde de voir revenir deux de ses enfants, envoyés, en voiture, en reconnaissance, sur les routes, plus de vingt-deux années après l'épidémie.
Ils reviendront, avec un homme répugnant qui bouleversera la vie de la petite communauté. Contaminés par l'étranger probablement porteur de la fièvre typhoïde, plusieurs membres de la Tribu mourront, dont Joey, le fils préféré d'Ish, celui dans lequel, en raison de ses capacités intellectuelles, il avait placé tous ses espoirs de renaissance de la civilisation.
L'étranger sera abattu par la communauté, ce meurtre nécessaire, néanmoins sacrificiel, instaurant un État symbolique (1), dont d'ailleurs nous ne saurons absolument plus rien. Les années n'en continueront pas moins de passer alors qu'Ish demeurera inconsolable et surtout de plus en plus défaitiste : «Oui, l'avenir était facile à prévoir écrit George Stewart. La Tribu ne ressusciterait pas la civilisation. Elle n'avait pas besoin de la civilisation. Quelque temps le pillage continuerait; on ouvrirait des boîtes de conserve, on gaspillerait les cartouches et les allumettes. On vivrait heureux, mais sans créer. Puis, tôt ou tard, la population s'accroîtrait et les vivres deviendraient rares. Ce ne serait pas tout de suite la famine, car le bétail ne manquait pas dans les champs, la vie continuerait» (p. 274).

* Devons-nous voir, dans ce diminutif dont le romancier affuble le dernier Américain, le souvenir d'Ishi, le dernier Indien resté sauvage dont le témoignage fut recueilli par Théodora Kroeber, l'épouse de l'ethnologue Alfred Kroeber et mère d'Ursula Le Guin ? Bien évidemment, je doute que le rapprochement avec le mot hébreu hish (homme) soit purement fortuit...
Notes
(1) «L’État devait être une sorte de père nourricier qui protégeait les individus dans leur faiblesse et leur permettait une vie mieux remplie. Pourtant le premier acte de l’État, ce qui l’avait fait naître, c’était une condamnation à mort. Qui sait ? Vraisemblablement, dans le lointain passé, l’État était toujours né en temps de troubles, du besoin de concentrer le pouvoir, et ce pouvoir premier s’exprimait souvent par une sentence de mort», pp. 248-9. Notons que George Stewart illustre dans son roman la thématique de la sacralité en s'interrogeant sur le mystérieux prestige dont jouissent certains objets (en l'occurrence, un simple marteau dont Ish ne parvient pas à se débarrasser), en questionnant également la notion de charisme dont le chef est revêtu.
(2) «L’histoire, en artiste, garde l’idée, mais change les détails comme un compositeur qui varie le même thème, le murmure en mineur, le monte d’une octave, le fait gémir sur les violons, ou lui donne l’accent éclatant des trompettes», p. 183. À la fin du roman, Ish est transporté par l'un des siens sur son dos alors qu'ils fuient les flammes. Cette scène, bien évidemment, évoque Énée transportant son père Anchise.
(3) Cette piété, Ish, au moment d'explorer les ruines de New York et l'église Saint John the Divine (selon toute probabilité), en était déjà animé, alors que, comme l'auteur insiste sur ce point, la complexion de son personnage est toute intellectuelle : «Il s’engagea dans un bas-côté et visita l’une après l’autre les petites chapelles de l’abside où Anglais, Français, Italiens et autres de cette cité polyglotte et grouillante s’étaient agenouillés pour prier. Le soleil ruisselait à travers les vitraux. C’était aussi beau que dans son souvenir. Il eut un désir éperdu de tomber à genoux au pied de l’un de ces autels. «Il n’y a pas d’athées dans un trou d’obus», se dit-il, et qu’était le monde maintenant sinon un immense trou d’obus. Mais les événements n’étaient pas de nature à montrer que Dieu s’intéressait particulièrement aux hommes, masses ou individus», p. 75.
(4) Les dernières pages du roman de George Stewart ressemblent beaucoup à l'ouverture du livre de Jack London, décrivant la marche d'un vieillard ayant connu le monde ancien détruit par le fléau de la peste en 2013, accompagné de ses petits-enfants quasiment redevenus sauvages qui, tout en le moquant discrètement, protègent et vénèrent l'ancien comme l'ultime trace d'un monde dissout. Autre point commun : Ish, tout comme le personnage de London, James Howard Smith, s'efforce de conserver intact le savoir immense accumulé dans les livres (protégés dans une grotte dans l'ouvrage de London). Cependant, la leçon de La Peste écarlate semble bien plus pessimiste que celle de l'ouvrage de Stewart : comme le craint le vieillard, les hommes, dès qu'ils redécouvriront le secret de la poudre, recommenceront à s'entretuer. À vrai dire, et c'est là une idée fort peu associable à la personne de Jack London, traditionnellement perçue comme un optimiste, les hommes, dès que la Peste écarlate commence sa foudroyante progression, ont déjà commencé à s'entretuer. L'auteur nous en donne la raison, évidente à ses yeux qui risquerait bien, transposée à notre époque et à notre société, de scandaliser les bien-pensants : «En plein cœur de notre civilisation, dans ses bas-fonds et dans ses ghettos du travail, nous avions laissé croître une race de barbares, qui maintenant se retournaient contre nous, dans nos malheurs, comme des animaux sauvages, cherchant à nous dévorer», Jack London, La peste écarlate [1915] (traduit de l’américain par Paul Gruyer et Louis Postif, lecture de Michel Tournier, Actes Sud, coll. Babel, 1992), p. 59.